Identités meurtries
Rédigé par Métro-Boulot-Catho -Ces derniers mois, j'ai consacré une part importante de mon temps "lectures" au monde arabo-musulman, pour essayer de comprendre (un peu) la situation actuelle. Je n'avais pas de bibliographie pré-établie, elle s'est constituée au fil de l'eau, au gré de mes découvertes en bibliothèque et sur Internet.
J'ai commencé par Les identités meurtrières d'Amin Maalouf. Bien qu'écrit il y a près de 20 ans, ce petit essai est d'une actualité incroyable.
D'abord, il définit l'identité comme un ensemble d'appartenances (à des traditions, des communautés, des associations...) Chacun a tendance à hiérarchiser l'importance relative de ses propres appartenances, et "à se reconnaître (…) dans son appartenance la plus attaquée (…). L’appartenance qui est en cause - la couleur, la religion, la langue, la classe [sociale]… - envahit alors l’identité entière. Ceux qui la partagent se sentent solidaires, ils se rassemblent, se mobilisent, s’encouragent mutuellement, s’en prennent à « ceux d’en face ». Pour eux, « affirmer leur identité » devient forcément un acte de courage, un acte libérateur."
Ainsi s'est construite une conception "tribale" de l'identité, qui prévaut toujours, et fait de l'identité un facteur de divisions. Pour Maalouf, cette conception est dépassée à l'heure de la mondialisation et du brassage ininterrompu. La figure du migrant devient centrale aujourd'hui, car "Nous sommes tous contraints de vivre dans un univers qui ne ressemble guère à notre terroir d’origine ; nous devons tous apprendre d’autres langues, d’autres langages, d’autres codes ; et nous avons tous l’impression que notre identité, telle que nous l’imaginions depuis l’enfance, est menacée. Beaucoup ont quitté leur terre natale, et beaucoup d’autres, sans l’avoir quittée, ne la reconnaissent plus." (c'est moi qui graisse ; je trouve cette idée terriblement stimulante).
Ce que j'ai mieux compris en le lisant, c'est le sentiment d'humiliation ressenti par le monde arabo-musulman du fait que la modernité soit venue du monde ocidental. Lorsqu'au Moyen-âge, l'islam est à l'origine d'une civilisation brillante, les Arabes se sentent suffisamment confiants en leur foi pour se montrer tolérants. Cette prééminence (qui semble alors confirmer la vérité théologique de l'islam) cède le pas à partir des premiers revers (Reconquista, conquête mongole, Croisades), d'autant plus humiliants qu'ils sont causés en grande partie par les divisions internes au monde musulman (ces divisions si douloureuses, comme l'explique si bien Adrien Candiard - je reviendrai sur son livre dans le prochain billet). La colonisation du XIXe siècle achève le processus : la modernité est un phénomène occidental, et l'islam devient la religion des colonisés. Les tentatives de modernisation de l'islam, en particulier l'expérience de Mehmet Ali en Égypte, sont rapidement contrecarrées par les puissances coloniales. L'humiliation n'en est que plus violente.
Emballée par cette lecture, j'ai poursuivi avec Maalouf et ses Croisades vues par les Arabes. Je n'ai pas une connaissance précise de l'historiographie des Croisades et son ouvrage, assez ancien (1983), n'est probablement plus complètement actuel. Il reste cependant passionant de redécouvrir l'Histoire vue "d'en face". Dans les sources arabes, la brutalité des Francs est un quasi-leitmotiv. Elles portent la marque de cette humiliation, mais aussi de la douleur provoquée par les divisions internes.
Restent que les Croisades sont, à l'échelle du monde musulman, un phénomène relativement périphérique quant à ses répercussions géopolitiques réelles (il en va autrement de la dimension symbolique compte-tenu de la charge associée à Jérusalem). Ce ne sont pas les Francs qui ont entraîné la chute du monde musulman, d'ailleurs la domination arabe puis ottomane sur la Terre sainte est restée continue de 1291 à 1919. Les Mongols ont joué un rôle bien plus dévastateur, quoique moins connu de nous.
C'est l'une des quelques idées intéressantes que j'ai tirées d'un troisième ouvrage, L'Orient mystérieux et autres fadaises par François Reynaert, sur lequel je suis tombée par hasard à la bibliothèque. Autant le dire tout de suite, il n'est pas très bon ; écrit par un journaliste, non par un historien, il pêche par approximations (du genre : saint Paul qualifié d'évangéliste). Il a néanmoins le mérite de couvrir plus de 2000 ans d'Histoire dans un récit assez vivant, découpé chronologiquement. Il m'a permis de comprendre l'origine de la dynastie Saoud et son lien historique avec le wahhabisme : c'est la tribu des Saoud qui a accueilli le fondateur du mouvement, Abdelwahhab, considéré à son époque (XVIIIe) comme un dangereux excité. L'alliance entre les Saoud et les Anglais, à l'origine de la création du royaume actuel, puis l'alliance avec les États-Unis, a donné au wahhabisme son assise géopolitique et financière actuelle.
L'inscription au programme des concours (Agrégation/CAPES) de plusieurs questions liées à l'histoire du monde arabo-musulman (Gouverner en islam en histoire médiévale, ou encore Le Moyen-Orient de 1876 à 1980 en histoire contemporaine) a forcément permis de renouveler l'historiographie, mais je n'ai pas encore trouvé le temps de me plonger dans l'un ou l'autre manuel édité pour l'occasion.
Dans le prochain billet, car c'est assez pour aujourd'hui, je vous parlerai d'Adrien Candiard et de Jean Birnbaum.