Cela fait maintenant quelques années que j'enseigne dans le secondaire, et j'observe les jeunes qui sont en face de moi. En ce qui me concerne, ils sont issus de ce qu'on appelle les "classes sociales favorisées", voire très favorisées. Ce "favorisées" se paie souvent de responsabilités professionnelles importantes, donc des horaires difficilement compatibles avec la vie de famille. Beaucoup de couples éclatés (en conséquence, j'aurais envie d'ajouter).
Et plus j'y réfléchis, plus je pense qu'il manque deux choses à ces enfants, à ces générations montantes : d'une part, le contact avec la matière, le concret ; d'autre part, ce que j'appellerais une culture de la conversation avec d'autres générations que la leur.
Je ne sais pas si mon constat est généralisable à l'ensemble de la jeunesse française, et je serais curieuse que des collègues exerçant dans d'autres contextes que le XVIe arrondissement parisien me donnent leur témoignage.
Lire la suite de Le contact et l'échange
Mardi dernier, des élèves de Première sont train de travailler leur TPE. À 5 ou 6 semaines du démarrage du projet, ils sont supposés élaborer une problématique et commencer à construire un plan. Ils me demandent mon avis sur une proposition, que je balaie sans hésiter vue sa nullité ; je leur demande donc de me préciser ce qu'ils ont comme informations. Mais ils n'ont devant eux aucun papier, aucun article, aucun document.
Je m'en étonne. Désignant alors leur smartphone (dans le lycée où je travaille, tous les élèves ont un smartphone), ils me disent : "les articles qu'on a trouvés sont là, dans notre dropbox".
Ma question "Et pourquoi n'avez-vous rien imprimé ?" obtient la réponse "Ben, on ne va pas imprimer des articles inutiles !"
"Et comment pouvez-vous savoir à l'avance ce qui va vous être utile ou pas ?!"
Et voilà des élèves incapables de construire leur réflexion, parce qu'ils n'ont rien de concret sous les yeux. Biberonnés au matraquage environnementaliste qui culpabilise le moindre gaspillage, ils renoncent à matérialiser les informations trouvées, s'empêchant par là-même d'acquérir toute connaissance.
Je les ai envoyé manu militari imprimer ce qu'ils avaient, pour qu'ils puissent enfin travailler. Oui, certains articles seront inutiles (en dernière analyse, toutes les feuilles partiront à la poubelle à la fin du projet). Mais ce n'est qu'en rendant les choses concrètes qu'ils ont une chance de mieux se représenter, mentalement et intellectuellement, les données du problème qu'ils étudient.
(Soit dit en passant, je n'ai même pas relevé la contradiction de leur refus à imprimer quand, dans le même temps, ils utilisent un appareil électronique dont l'assemblage, la consommation d'énergie et la destruction future auront au final un bilan environnemental et social bien plus négatif que la production de 50 feuilles de papier)...
Quel est ce monde dans lequel il est défendu d'assumer son incarnation ?