Les perles d'un métier qui n'est peut-être pas "le plus beau du monde", mais réserve tout de même quelques beaux moments. Note de service : quand il faut anonymiser un élève, je pioche un nom dans la liste des saints du jour sur Nominis. Mes élèves ne s'appellent pas réellement Odon ou Gérin !
Histoire, 6e, chapitre sur la naissance du monothéisme juif. Les élèves ont sous les yeux une frise chronologique à partir de laquelle je brosse, à grands traits, la période post-exilique (on n'est pas supposés s'attarder mais c'est un sujet qui me botte bien ; les élèves ont donc droit à la version longue).
J'en arrive à l'invasion par les Grecs, et je précise qu'il s'agit d'Alexandre le Grand, parce que les élèves ont souvent déjà entendu parler de lui. Un élève, très timide mais ce jour-là en verve, ose lever la main. De famille turque, il s'exprime sans accent mais il a très peu de vocabulaire et est souvent arrêté par des termes très simples.
"Madame, Alexandre le grand, on l'appelait comme ça parce qu'il était grand ?" (en taille)
S'autoriser seulement un léger sourire. Je prends la précaution de préciser même que ce n'est pas non plus son nom de famille (comme Léonard n'est pas le fils de Monsieur et Madame de Vinci, autre grand classique). Et j'explique qu'Alexandre doit ce surnom au prestige qu'il a gagné par ses victoires.
Nous poursuivons, et je me retrouve à parler de Hérode le Grand.
"Madame, Hérode le grand aussi il a eu des grandes victoires ?"
... Alors, non, pas lui en fait.
Prise au dépourvue, je m'en sors en expliquant que c'est surtout pour le distinguer de ses fils (c'est plutôt en raison de sa mégalomanie mais je n'y ai pas pensé sur le moment).
J'ai, dans ma classe de 5e de cette année, un élève qui est un véritable sketch à lui tout seul. Intelligent en diable, mais susceptible comme un pou. Du genre à bouder comme un gamin pour un oui ou pour un non. Je ne compte plus ses "ça s'fait pas" indignés ; je ne les compte plus, car pour tout avouer, je m'amuse à les provoquer, le sachant assez fin pour comprendre peu à peu cet humour.
On l'entend tout à l'heure sortir une énormité : "Le Bangladesh, c'est en Afrique".
Tous les autres se retournent vers lui pour le chambrer. Bon prince, il reconnait son erreur avec le sourire et lance : "L'erreur est humaine".
Je décide de le provoquer. "Oui, mais vous, est-ce que vous êtes humain ?"
Comme prévu, il s'indigne, et j'entends son "ça s'fait pas !" immédiatement suivi de son visage boudeur. Il me lance alors : "Et vous, vous êtes une mammifère même pas identifiée".
Petit frisson des autres qui retiennent leur souffle devant l'impertinence de leur camarade. Je prends le parti d'en rire franchement : "Ah, non, mais moi je ne suis même pas une mammifère du tout : je suis un monstre !"
Même lui a rigolé.
...
Un peu plus tard, il rechigne à copier une définition, un peu longue. Il m'explique alors très sérieusement : "Mais moi, Madame, pour les définitions, j'apprends juste la première phrase : direct, efficace !"
Moi, du tac au tac : "Ah, alors je vais corriger vos copies comme ça : juste les trois premières questions : direct, efficace !"
Il s'indigne immédiatement et commence : "ah mais ça s'...".
Et là il s'est arrêté net, comprenant qu'il était coincé.
Début du cours, 5eme. Je ne sais plus très bien à propos de quoi, j'emploie l'expression "Il faut avoir fait Polytechnique pour y arriver". Consciente que les élèves n'ont peut-être pas compris, je leur demande s'ils savent ce que c'est, "Polytechnique".
Un petit Gérin* répond : "Oui je sais : c'est une étude pour des gens qui sont très intelligents !" Je rectifie un peu, je précise, et j'explicite le sens de l'expression. Et on passe à autre chose.
Un peu plus tard, après leur avoir rendu des copies, je les félicite de leurs bonnes notes.
Et le petit Gérin de réagir : "On est super intelligents, on va tous faire Polytechnique !"
.
(* Non, ce n'est pas son vrai prénom. Ici j'anonymise mes élèves en piochant parmi les saints du jour).
L'enseignement est un métier riche en émotions, et en émotions contrastées. On peut passer très vite, dans la même journée, du sublime à l'accablement (ou l'inverse) ; et repartir au turbin dans ce yoyo émotionnel n'est pas toujours facile à gérer.
Il y a beaucoup de frustrations, de motifs de découragement. Mais il y a parfois des moments, d'autant plus précieux qu'ils sont fugitifs, qui à eux seuls peuvent donner du sens à une carrière.
J'ai eu la chance de vivre un de ces moments assez vite dans ma carrière, peut-être la deuxième année.
C'était (une fois de plus) devant une classe de 5ème, en histoire. Une après-midi ronronnante, un peu maussade, juste avant la récréation. Je ne sais plus de quoi je parlais, en tout cas un sujet que je connaissais très bien. Comme il arrive souvent quand on est très à l'aise sur un sujet, on réussit beaucoup mieux à capter l'attention.
Au bout de quelques minutes, je m'aperçois que toute la classe écoutait, ce qui est déjà assez rare : sur 27 ou 28 élèves, il y en a toujours quelques uns qui regardent par la fenêtre, tripotent leur trousse, ou discutent en croyant être discrets. Cette fois-là, rien de tout ça : et voir 27 ou 28 petits visages tournés vers vous est, déjà, quelque chose de très impressionnant.
Soudain, alors que j'étais au milieu d'une phrase, la cloche a sonné.
Pas un élève n'a bougé.
Bien sûr, ça n'a duré que quelques secondes. Bien sûr, dès que ma voix a fléchi, ils ont commencé à rassembler leurs affaires, et bien sûr, je les ai perdus à partir de là.
Mais pendant ces 10, peut-être 12 secondes, je me suis sentie ....
Les psys ont un mot pour ça : ils appellent cela "être aligné". Comme me l'a dit un collègue à qui j'ai raconté cela en sortant de la classe, sous le coup de l'émotion : "Dans ces moments-là, tu sais pourquoi tu fais ce métier."
Cela ne s'est jamais reproduit ; parfois j'ai été bonne, souvent j'ai été beaucoup moins bonne, parfois j'ai été franchement mauvaise, mais à lui tout seul, le souvenir de ces quelques secondes m'est plus précieux que les six premières années de ma carrière.
Nous parlons climat, donc températures, donc mesures de la température. J'explique aux élèves ce que sont les degrés Fahrenheit et, dans une de ces envolées qui nous saisissent parfois, je pars sur Fahrenheit 451.
"451 degrés Fahrenheit, c'est la température à laquelle brûle le papier. Fahrenheit 451, c'est un roman de science-fiction, donc qui se passe dans un futur imaginaire, où le gouvernement brûle tous les livres."
Frémissement d'excitation des élèves : ne plus être obligés de lire des livres, le rêve !
Je corrige immédiatement :
"Non, mais attention : c'est grave, c'est pour empêcher les gens de lire, donc de penser librement, par eux-mêmes."