Souffrance des enfants, douleur des adultes
Rédigé par Métro-Boulot-Catho -Il y a quelques jours Konbini diffusait sur les réseaux sociaux le témoignage d'Anne Ratier, expliquant comment, en 1987, elle avait "offert la mort" (ce sont ses mots) à son fils âgé de 3 ans, lourdement polyhandicapé suite à un retard d'oxygénation au moment de l'accouchement. Si son discours n'est pas directement militant, il n'est pas difficile de voir, dans ce genre de témoignage compassionnel, une intention prosélyte certaine. L'objectif est toujours le même : rendre l'euthanasie acceptable, parce que la mort serait préférable à certaines vies.
Si d'autres l'ont fait avec intelligence, je ne peux manquer de réagir, car j'ai été touchée d'un peu plus près que la moyenne par cette question (Dieu merci, elle concerne en réalité un petit nombre de cas). Ma filleule était atteinte d'une maladie génétique orpheline qui s'est déclarée quelques mois après sa naissance. Un truc trop rare pour avoir été formellement identifié. Un problème de connexion entre le cerveau et les muscles ; aucun membre n'était paralysé, mais aucun mouvement n'était volontaire ou même contrôlé. Incapable de se tenir assise, elle ne s'exprimait qu'en riant ou en pleurant. Je vous passe les effets secondaires, comme le squelette qui se déforme à cause de la croissance des os qui ne sont pas tenus correctement par les muscles qui ne se développent pas : corset, souffrances, chirurgie...
Elle est morte peu avant son neuvième anniversaire, dans son sommeil. Son cœur, fatigué d'être le seul à fonctionner à peu près correctement dans tout ce bordel, a tout simplement décidé de lâcher l'affaire.
Je n'étais pas directement impliquée dans la prise en charge de cette enfant. Je n'ai pas eu à subir les nuits blanches, les rendez-vous médicaux, les heures à l'hôpital. C'est la raison pour laquelle je ne m'étends pas sur ce cas, car je ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières : le procédé serait indécent de ma part, et malhonnête vis-à-vis de ses parents. Je veux seulement faire comprendre que j'ai cette raison-là de réagir sur cette question.
Mais c'est une réaction rationnelle que je veux développer, au risque qu'elle paraisse insensible. Je ne suis pas insensible : mais je refuse d'étaler mes sentiments. Car ce qui m'insupporte dans ces témoignages, c'est que l'émotion tient lieu d'argumentation.
En écoutant cette mère, tout individu normalement constitué se dit : "Moi, si j'étais à sa place, je ne sais pas comment ...". Ce refus de juger (qui est noble en soi) écrase toute contradiction. Ainsi la Gnadentod rencontre de moins en moins d'opposition.
Ne pas être "à sa place" n'interdit pourtant pas de réfléchir. Tu n'es pas à sa place, mais à celle qui est la tienne, que fais-tu pour qu'une mère dans cette situation ne se retrouve pas acculée ? Comme contribuable, acceptes-tu qu'on investisse réellement dans des structures d'accueil, des hôpitaux de jour, où des éducateurs spécialisés, des kinés, des infirmières aient les moyens de prendre en charge les enfants sans devoir les shooter au valium ? Comme électeur, exiges-tu cet investissement des responsables politiques ?
En 2005, la France s'est honorée d'adopter une loi sur le handicap qui définit celui-ci comme une situation d'empêchement liée, non à un état de santé personnel, mais à l'inadaptation des structures. Ce n'est pas la paraplégie qui fait de vous un handicapé : c'est l'absence de rampe d'accès pour votre fauteuil qui vous handicape. On peut relever ici ou là quelques situations ubuesques résultant de cette loi (quand il faut fermer une école dont les bâtiments ne peuvent être adaptés alors qu'il existe d'autres écoles accessibles dans la ville par exemple) ; n'empêche que, même si tout n'est pas parfait, cette loi a permis des avancées réelles pour l'inclusion des personnes handicapées.
On me dira peut-être "oui mais là, c'est différent : un enfant totalement impotent, qui ne communique pas ... blablabla ... dignité toussa". Ah ! la dignité !
Si le handicap résulte d'une inadaptation de l'environnement à la situation physique d'une personne, pourquoi la dignité ne résulterait-elle pas du regard que nous portons sur les personnes ? Est-ce l'utilité d'une personne qui fait sa dignité ? Est-ce sa capacité à entrer en relation avec les autres ? Alors, la dignité n'est-elle donc que donnée (concédée) par les autres ? Chacun d'entre nous n'est-il digne que parce que les autres le veulent bien ?
Ce n'est pas la vie souffrante qui est indigne. L'indignité, nous la produisons dans le regard que nous avons sur la faiblesse : nous semble indigne ce qui est trop faible. Il y a derrière ce regard une angoisse profonde (celle d'être un jour dans cette situation), qui n'est pas condamnable en soi. Mais ce qui est paradoxal, c'est qu'une prise en charge réelle de cette faiblesse devrait pourtant nous délivrer de cette angoisse (je ne crains plus d'être faible si je sais que je serai entouré et respecté). Les sociétés qui n'ont pas rompu avec les solidarités traditionnelles ne se posent pas ces questions. Nous qui avons des moyens inédits pour soulager les souffrances, préférons retourner ces moyens contre nous-mêmes. Quand il sera légal de se débarrasser des plus faibles, nous serons tous en danger : à quoi nous auront servi des siècles de civilisation ?
** ajout été 2019
Sur ce sujet, je vous recommande la lecture du beau roman Le jour où la Durance de Marion Muller-Collard. Le personnage principal est une mère dont le fils, gravement handicapé, vient de mourir (à 30 et quelques années), qui voudrait croire que rien ne va changer dans sa vie, et qui se laisse rattraper au fil des jours par les émotions et les souvenirs. Intervient dans ce roman une femme, d'origine maghrébine, qui est entrée dans la vie de cette mère en lui expliquant que, "dans son pays", on raconte que les enfants, juste avant de naître, voient leur vie entière l'espace d'un instant : certains la refusent, et meurent à la naissance. Ceux qui naissent et vivent sont ceux qui ont accepté leur vie à venir, avec les souffrances qu'elle réserve peut-être. J'ai été particulièrement touchée par cette idée.
Au-delà, c'est un très beau roman.