Comme Zabou, j'ai fait cet été la découverte d'une figure étonnante de la seconde Guerre mondiale. En flânant dans les rayons de la Bibliothèque municipale parmi les romans de Joseph Kessel, un des auteurs que j'apprécie le plus, je suis tombée sur Les mains du miracle. Ce roman raconte l'histoire de Felix Kersten, masseur initié à la médecine chinoise qui, dans les années 1930, se retrouva thérapeute de Heinrich Himmler - le numéro 2 du Troisième Reich. Cette position lui permit d'obtenir la vie sauve de nombreuses personnes.
L'histoire est proprement incroyable, mais des historiens l'ont confirmée - et Joseph Kessel est tout de même peu suspect de faire l'éloge d'un personnage pareil sans de sérieuses vérifications. Parfaitement écrite (Kessel, tout est dit) cette biographie est vraiment à découvrir.
Je viens de découvrir, via Twitter, un documentaire fort intéressant (quoique l'élocution de Léo Grasset soit un peu rapide et donc plus difficile à suivre) comparant Bali et le Timor oriental pour comprendre pourquoi l'un est riche et l'autre pauvre, à 1100 kilomètres de distance.
La démarche s'inspire largement de celle de Jared Diamond, cité dans les sources du documentaire.
On devrait tous avoir lu Jared Diamond.
J'ai découvert cet auteur par une interview dans Philosophie magazine, il y a deux ans. (C'est l'un des petits plaisirs du métier de prof-doc : pouvoir feuilleter les revues qui arrivent au CDI). Elle m'avait incité à lire De l'inégalité parmi les sociétés : Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire (paru en 2000), dans lequel il s'attelle à une question toute simple (la réponse l'est beaucoup moins) : comment expliquer que ce soit les Européens qui, en 1492, aient "découvert" l'Amérique - et non l'inverse (Atahualpa et ses hommes débarquant sur les plages du Portugal). Les causes immédiates sont bien connues (supériorité technologique + choc microbien), mais l'analyse devient plus complexe quand on s'attaque aux causes lointaines : comment s'est construite la supériorité technologique des Européens, et pourquoi le choc microbien s'est-il produit au détriment des Amérindiens (alors même que les colons européens étaient bien moins nombreux, les premiers bateaux ne déversant que quelques dizaines d'individus) ?
L'étude est passionnante car Diamond est capable de mobiliser une quantité impressionnante de données, croisant plusieurs disciplines comme seul un Américain peut le faire. Ainsi, pour expliquer pourquoi l'agriculture s'est développée plus précocément au Moyen-Orient, il montre que la région concentre des espèces sauvages, animales et végétales, plus faciles à domestiquer que bien d'autres régions du monde. Un exemple parmi d'autres : les grands mammifères africains (rhinocéros, éléphant, zèbre...) ne sont pas domesticables ; imaginez comme le destin du monde eût été différent s'il avait été possible de monter les zèbres comme on monte les chevaux ! Mais tous les animaux domestiques aujourd'hui présents en Afrique y ont été importés (n'y étaient pas présents à l'état sauvage). Et aucun Européen n'a pu domestiquer les mammifères d'Afrique, ce qui au passage tord le cou à toute théorie de la "supériorité" des "Blancs". On peut les capturer, les garder dans des zoos, obtenir qu'ils s'y reproduisent, mais pas les élever.
La démonstration se poursuit par d'autres exemples, y compris d'espèces végétales, qui montrent comment l'agriculture est née, de façon autonome, dans quelques endroits dans le monde seulement, parce qu'ils réunissaient les conditions nécessaires. Le "Croissant fertile" (qui a cessé de l'être...) en est un. De là, l'agriculture s'est développée vers l'Europe beaucoup plus vite que vers l'Afrique, car le déplacement d'Est en Ouest est plus facile que du Nord au Sud : à latitude (sensiblement) égale, le climat peut certes varier (plus ou moins humide selon l'éloignement des océans), mais la durée du jour reste égale. Tandis que plus l'on se rapproche ou l'on s'éloigne de l'équateur, plus le rythme des saisons change. Il faut plus de générations pour que plantes et animaux s'adaptent.
De cette manière, l'Europe a connu tôt une économie fondée sur la production (et non plus seulement sur le prélèvement : le tryptique classique ceuillette-chasse-pêche), donc sur la redistribution. Quand une partie de la population peut produire la nourriture des autres, cela donne les moyens à l'autre partie de développer des technologies dans d'autres domaines. Au bout de plusieurs siècles, cela donne à Pizarro et ses hommes la maîtrise du combat à cheval et des épées en fer (accessoirement, des armes à feu, mais celles du XVIe siècle étaient assez mal commodes et finalement peu répandues), tandis que Atahualpa en est encore aux armes en bois et se déplace à pied.
Par ailleurs, la proximité des Européens avec une variété plus grande d'animaux domestiques (porteurs de germes en tout genre) a mieux immunisé leur organisme. Tandis que ceux des Amérindiens restaient, comparativement, trop épargnés. Ainsi s'explique (selon Diamond) que les Européens aient mieux résisté aux fièvres tropicales et équatoriales que les Amérindiens aux germes européens. Ce sont des populations très affaiblies que les conquistadores ont soumises. Affaiblies physiquement et désorganisées socialement par cet affaiblissement. Ainsi, le père d'Atahualpa est-il mort prématurément (de la variole, pense-t-on), laissant une succession mal réglée donc litigieuse entre ses fils, ouvrant un climat de guerre civile dont Pizarro a profité.
Ainsi de multiples "petites causes" ont creusé l'écart entre les continents, à l'avantage des Européens qui se sont imposés en Amérique. Il y a eu des massacres locaux, mais l'effondrement de la population autochtone est moins le fruit d'une politique génocidaire que l'aboutissement d'un enchaînement que nul ne pouvait alors enrayer.
Léo Grasset reprend donc cette démarche comparative, et tout en soulignant les limites d'une approche trop focalisée sur les paramètres naturels (les facteurs politiques et sociaux jouent aussi), il fait la démonstration de son efficacité. On devrait tous avoir lu Jared Diamond.
J'ai récemment fait acheter, pour le CDI dans lequel je travaille, le livre Dans la peau d'un migrant d'Arthur Frayer-Laleix. C'est une enquête en immersion dans ce "cinquième monde" qu'est devenu celui des migrants clandestins (après un Tiers-Monde et un Quart-Monde). Elle se lit facilement et donne un peu de "chair" à cette réalité.
Qui ne concerne d'ailleurs qu'une partie des migrants. Si les boat-people de Méditerranée braquent les projecteurs sur les clandestins qui risquent leur vie, la majorité des immigrants entrent légalement et sans danger (par les aéroports) dans les pays du Nord : ils deviennent clandestins plus tard, en ne quittant pas le pays d'accueil à l'expiration de leur visa.
C'est une véritable "contre-société" qui s'est organisée en quelques années, avec ses règles implicites, ses solidarités et ses hiérarchies invisibles. La multiplicité des situations et des motivations fait de ce monde un objet d'étude bien difficile à cerner.