De la réforme du collège
Rédigé par Métro-Boulot-Catho - - Aucun commentaireQuelques mots au sujet de la réforme du collège, telle qu'elle s'annonce pour la rentrée 2016. Et plus précisément, de ce qui touchera le plus directement mon enseignement en histoire-géographie : les E.P.I. ou Enseignements Pratiques Interdisciplinaires. (Par honnêteté intellectuelle, je vous donne le lien vers le site du ministère, mais par conviction, je vous propose aussi ce site critique relativement clair).
D'abord, disons tout de suite que cette réforme, si elle est portée par un gouvernement donné, n'est que la dernière péripétie d'une évolution beaucoup plus longue dans laquelle entrent des considérations sociales, économiques et idéologiques qui dépassent très largement l'École et l'éducation des jeunes adolescents. Certaines d'entre elles remontent aux premières études sur les ratés du collège unique, et au développement d'un courant "pédagogiste" ; d'autres sont des conséquences des études PISA beaucoup plus récentes. Parmi les considérations économiques, certaines sont conjoncturelles (contexte de crise et de réduction des budgets), d'autres sont plus structurelles (évolution des services publics nationaux dans un contexte de mondialisation libérale). Il serait donc vain de cibler telle ou telle personne (même si c'est pas l'envie qui manque...).
Le principe des EPI est de remplacer une partie des cours "traditionnels" par des projets interdiciplinaires. Je précise qu'à titre personnel je n'ai rien contre l'interdisciplinarité, ni contre la pédagogie par projets. Je les pratique toutes les deux, tous les jours, comme professeur-documentaliste. Chaque semaine, je travaille avec 10 collègues différents, en T.P.E. ou en accompagnement personnalisé. Je pense donc être particulièrement bien placée pour en connaître les avantages (mais aussi les limites). Le principe de la pédagogie par projets est de faire pratiquer aux élèves les savoir-faire qui leur sont enseignés en classe. Associer un peu de pratique à de la théorie, a priori cela sonne plutôt sympathique et certainement plein d'intérêt. Alors où est le problème ?
Le problème dans cette réforme est dans le fait de remplacer la théorie par la pratique (donc de supprimer une part de la théorie).
En histoire-géographie, les savoir-faire que nous enseignons sont très intellectuels. Cela tient au fait que, dans les deux matières, l'objet principal de notre pratique est un objet intrinsèquement intellectuel : le document. Nous apprenons aux élèves à lire, décrire, analyser, critiquer des documents. Un professeur de maths enseigne la proportionnalité en la faisant calculer dans des situations où elle s'applique, pas en faisant lire un document qui en décrit le principe et le fonctionnement. Moi, j'enseigne le règne de Philippe-Auguste ou les enjeux de la croissance démographique au Nigéria avec des documents qui les décrivent ou les analysent, parce que Philippe-Auguste ou le Nigéria ne risquent pas de rentrer dans ma classe.
Et pour ce faire nous leur apprenons à rédiger, à raisonner, à argumenter, sur et à partir de connaissances. Ainsi tous ces savoir-faire ne peuvent s'exercer qu'en s'appuyant sur des savoirs préalablement acquis. Remplacer des cours "traditionnels" par des projets, c'est réduire le temps d'acquisition de savoirs enseignés.
On nous répond à cela qu'un savoir est toujours mieux retenu quand il est compris par l'élève lui-même que reçu d'un professeur (c'est l'idée à la base du constructivisme : l'élève construit son savoir). En poussant cette idée à son extrême, certains défendent l'idée que l'élève doit tout découvrir par lui-même - plus exactement, qu'il est inutile de vouloir lui enseigner ce qu'il n'a pas découvert par lui-même, puisqu'il le retiendra moins bien. (Mais il en retiendra tout de même une partie, et ne pas le lui enseigner est le priver de quelque chose, le deshériter d'une culture pour reprendre le terme de F.-X. Bellamy !).
Sans aller jusqu'à cet extrême, cette réforme veut donc obliger les professeurs du collège à monter des projets pour "faire découvrir" aux élèves des savoirs qu'ils avaient jusque là l'habitude d'enseigner (notez qu'on a déjà l'habitude d'alterner "cours magistral" et "activités"). C'est un renversement du principe de liberté pédagogique. Jusqu'à maintenant, un professeur a une contrainte sur le contenu de son enseignement (les incontournables "programmes" qui garantissent que tous les élèves de France aient à peu près une même culture), mais une totale liberté sur les modalités. Avec la réforme, on inverse le paradigme : on donne une sorte de souplesse sur le contenu (une inspectrice - en documentation il est vrai - m'a clairement laissé entendre que "finir le programme" n'est pas forcément un objectif), en échange d'une contrainte sur les modalités.
C'est ce renversement que je refuse. D'une part la souplesse sur les contenus détruit le caractère national de l'Éducation nationale. Les nouveaux programmes (pas encore définitifs) sont, de plus en plus, fixés par cycles de trois ans ; par exemple en EMC (ex-Éducation civique), on ne sait pas exactement ce qu'on est censé traiter en 5ème ou en 4ème. C'est au choix des professeurs, censés s'accorder dans l'établissement. Outre que cette concertation est loin d'être la règle, pour plein de raisons différentes, cela transforme une Éducation nationale en autant d'Éducations locales que d'établissements (voire, que de professeurs). On peut l'approuver, mais je ne suis pas sûre que tout le monde en soit bien conscient.
D'autre part, si tout le monde peut imaginer que comprendre par soi-même est le meilleur moyen de retenir, il est faux de dire qu'un savoir reçu de quelqu'un d'autre ne peut être retenu. On nous dit que les élèves s'ennuient en cours et ces projets pratiques sont la solution au problème. Eh bien, je ne suis pas convaincue du tout qu'un climat agité et bruyant soit propice à l'apprentissage (il faut bien comprendre que les heures consacrées à ces projets ont toutes les chances d'être des heures "en classe entière", à 25 ou 30 élèves) ; je ne suis pas convaincue non plus que donner aux élèves la charge de tout "découvrir" par eux-mêmes soit un service à leur rendre. D'autant moins que, pour être sûrs de ce qu'ils vont "découvrir", il faut soigneusement baliser leur parcours de recherche ; outre le travail que cela demande en préparation, il y a un moment où c'est un peu du foutage de gueule que le leur faire "rechercher"...
Par ailleurs, ainsi que je l'ai dit, en histoire comme en géographie nous travaillons avec des documents. Un EPI intégrant l'histoire ou la géographie ne peut être fourni en connaissances que s'il consiste à produire un document, quelle que soit sa présentation (un site web, un magazine, un exposé...). Construire une maquette ou un objet quelconque peut certes être très amusant, mais bien pauvre en connaissances. Dans les matières scientifiques et artistiques, je veux bien croire que des projets pratiques soient un moyen intéressant d'exercer ses savoir-faire ; mais nous, désolés, on est des intellos. On a besoin de documents.
Aussi, je veux bien parier que le document sera (pour les EPI intégrant l'histoire ou la géo, toujours) la "production finale" la plus courante, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Indépendamment du fait qu'assembler des copiés-collés n'est pas acquérir des connaissances, comment peut-on croire que les élèves, au troisième EPI "faire un magazine/une affiche/un journal/un exposé", ne vont pas en avoir (sacrément) ras-le-bol ? (Rappelons qu'ils devront en faire 6 au total, qui pourront associer différentes matières). Ne parlons pas de la durée de ces projets, semestriels ou trimestriels : a-t-on une idée quelconque, au ministère, de ce que signifie revenir pendant 12 semaines sur un même sujet ? Comment peut-on croire que ces projets pratiques vont résoudre le problème de l'ennui des élèves ?
La pédagogie par projet, tout comme l'interdisciplinarité, a beaucoup d'intérêt. Mais l'une et l'autre nécessitent des moyens : il est absurde de penser qu'un professeur seul en présence de 25 ou 30 élèves puisse s'assurer que chacun trouve son compte, tant intellectuellement qu'humainement, dans ce système. Papillonner d'un groupe à l'autre comme un garçon de café, est épuisant et inefficace sur le plan pédagogique. Les porteurs de la réforme, bien éloignés des réalités d'une salle de classe, ne comprennent pas qu'un collégien n'a pas l'autonomie intellectuelle d'un étudiant. Un collégien coincé par un problème (session informatique qui ne s'ouvre pas, phrase dans un livre ou un site qu'il ne comprend pas...) reste coincé sur le problème jusqu'à ce que le professeur vienne le résoudre. En attendant que celui-ci soit disponible, il se dissipe (à de rares exceptions près). Et 20 collégiens dissipés, bonjour la perte de temps et d'énergie...
Ce qui existe n'est certes pas idéal pour tous les enfants, mais cette réforme va seulement le détruire un peu plus sans construire, à la place, un système plus efficace. Je crois que l'École, et l'avenir des enfants, mérite mieux qu'un tel bidouillage imposé dans la précipitation d'un calendrier électoral.