Islam, islams

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

Je voulais finir le propos de mon dernier billet en vous parlant de deux autres lectures, extrêmement intéressantes, sur le thème de l'islam et de sa situation actuelle.

Comprendre l'islam - sous-titré Ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien - du frère (dominicain) Adrien Candiard n'est pas seulement un livre. C'est un bien de salut public. L'intérêt tient autant à sa clarté toute pédagogique qu'à l'équilibre du propos, qui jamais ne verse dans la réduction - et encore moins dans la condamnation. On sent à le lire toute la sérénité de l'érudit à qui la fréquentation des personnes a appris la complexité de la réalité. Evitant aussi bien l'aridité d'une étude sèche des textes que la noyade dans une "tolérance" mièvre et finalement insignifiante, il expose clairement et simplement les faits dans leur épaisseur.

Ce qui rend ce livre particulier, c'est qu'il est écrit par un théologien ; ce n'est pas un livre sur la sociologie des musulmans ou sur l'histoire de l'expansion arabe. C'est une explication de ce qui est important pour les musulmans, par un grand connaisseur de ce qui est important pour les catholiques. Par exemple, quand il explique le statut des différents textes de l'islam, et en particulier du Coran : pour un musulman, les mots du Coran ont une réalité en fait plus importante que leur sens, et bien les prononcer c'est rendre Dieu présent - la récitation du Coran devient alors pour le musulman ce que l'adoration du Saint-Sacrement est au catholique. Par ailleurs, la multiplicité des hadiths nourrit la complexité des islams vécus.

Car il n'y a pas un seul islam : il y a des musulmans qui vivent l'islam de diverses manières. Cette diversité est mal vécue par les musulmans eux-mêmes, car à la croyance en un Dieu unique devrait correspondre, en miroir, l'unicité de la communauté. L'unité de la communauté originelle, autour du prophète, quoique très fantasmée, ammène à vivre ces divisions sur le mode de l'anathème et de l'excommunication des "faux musulmans".

Les divisions sont nombreuses. La plus connue est l'une des plus anciennes, entre les chiites et les sunnites (cette division a pris corps autour de la question, non résolue par lui, de la succession de Mahomet comme chef de la communauté). Elle est fondamentale car elle est au coeur de la rivalité entre l'Arabie saoudite (sunnite) et l'Iran (chiite). A. Candiard fait cependant remarquer que, sur le plan théologique, les deux courants ne sont plus si éloignés l'un de l'autre. L'opposition est plus communautaire que religieuse.

Mais une autre division fracture aujourd'hui le sunnisme. D'un côté, l'islam classique, impérial, qui s'est élaboré dans le cadre des Empires arabe et ottoman, et qui dans ce cadre a dû gérer l'existence de religions rivales. Cet islam a appris à gérer la diversité (sans occulter les inconvénients pour les non-musulmans du système de la dhimma ou des millets), aussi bien sur le plan juridique que théologique (admettant des lectures différentes du Coran). C'est à cet islam ouvert que l'on se réfère généralement quand on veut présenter l'islam comme une religion pacifique et tolérante ; et la référence n'est pas dénuée de fondement, puisque cet islam a longtemps fait référence.

Mais l'humiliation ressentie au tournant du XIXe siècle quand la modernité est venue de l'Occident a nourri l'amertume et les incertitudes eschatologiques : "L'islam, qui se pense comme l'achèvement de l'histoire religieuse de l'humanité, a pu s'enorgueillir pendant des siècles d'avoir acccompagné la civilisation la plus brillante du monde : il était logique que les deux aillent de pair. L'apparition d'un Occident plus prospère, plus savant et considérablement plus puissant remettait en question des évidences solidement étables. Comment comprendre le rôle de l'islam, qui de l'aveu général avait favorisé l'éclosion de la civilisation florissante des califes, dans ce qui apparaissait désormais comme un retard, sinon une décadence ?"

Parmi les mouvements qui veulent réformer l'islam, apparait le salafisme (salaf = pieux anciens, c'est-à-dire les premières générations musulmanes, formées dans le souvenir encore frais de l'exemple du prophète, à ce titre considérées comme un modèle indépassable de pureté). L'alliance entre le fondateur du salafisme (Muhammad ibn Abdal-Wahhab) et le chef d'une tribu bédouine (les Seoud) qui s'empare peu à peu de l'Arabie, jusqu'à devenir la dynastie régnante, donne une assise considérable à ce mouvement. La mobilisation contre l'intervention soviétique en Afghanistan cristallise le rôle de l'Arabie saoudite. "Dès la fin des années 1970, une partie de la jeunesse diplômée du monde arabe, faute de débouchés ailleurs, vient louer son savoir-faire en Arabie ; elle rentre ensuite au pays avec quelques économies et bien souvent une nouvelle conception de l'islam, bien éloignée de celle que ses parents lui ont transmises." Les pétrodollars donnent à l'Arabie les moyens de diffuser l'idéologie wahhabite dans le monde.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que le salafisme n'est pas "traditionnel" : il refuse la tradition qui est vue comme un dévoiement. Il "cherche à dynamiter le passé (...) au nom d'un passé nettement plus lointain et donc nécessairement fantasmé (...) Cet islam-là n'est pas lesté par des siècles d'expérience historique des responsabilités (...) Il ne s'embarasse pas de culture : il est religieux, et rêve que toute la vie des individus soit réglée par des préceptes religieux. Il rêve de musulmans chimiquement purs, qui ne seraient que musulmans et pas en même temps égyptiens, pharmaciens, fans de football, sensibles à la poésie classique et allergiques au poil de chat". Sectaire, cet islam n'est pas forcément violent : il peut être quiétiste et appeler à la soumission aux autorités. Mais si tous les salafistes ne sont pas jihadistes, en revanche tous les jihadistes sont salafistes.

Le salafisme n'est pas l'islam des origines, parce qu'elles sont mal connues, et parce que l'imitation du passé n'est pas le passé. Il n'est pas non plus le vrai islam car il en a existé (et il en existe encore) d'autres formes : il n'est qu'un visage de l'islam.

La crise de l'islam contemporain est donc, pour A. Candiard, une crise de modèle entre deux manières très différentes de vivre l'islam : celle qui accepte les compromis, longtemps référence mais qui peine à répondre aujourd'hui aux défis de la modernité, et celle qui refuse toute compromission, nouvellement puissante, et qui passe pour "plus musulmane" (y compris auprès de musulmans qui ne la pratiquent pas).

Par ailleurs A. Candiard distingue salafisme et islam politique (ou islamisme). Si les liens sont étroits, le salafisme et l'islamisme sont pourtant distincts car opposés sur certains points, en particulier la question du pouvoir. Pour l'islamiste, le pouvoir doit appliquer l'islam (on ne précise pas celui de quelle époque). Les islamistes ne veulent pas créer un contre-modèle à la modernité : "ils veulent surtout islamiser la modernité" ; ils s'accomodent très bien des structures sociales et politiques en place. C'est la raison pour laquelle leur arrivée au pouvoir conduit souvent à une certaine déception (du point de vue des plus radicaux). Inversement, les salafistes proposent un contre-modèle social : "quand [ils parviennent] au pouvoir sur un territoire, comme le montre l'État islamique, les structures politques modernes sont dynamitées, et remplacées par des formes pré-modernes d'organisation politique, rejetant par exemple la notion même de frontière." Ce n'est pas l'islamisme qui mène au terrorisme : c'est le salafisme.

On l'aura compris, la lecture de ce petit ouvrage (120 pages) est indispensable pour comprendre que si les choses sont complexes, il est cependant possible et important de démêler l'essentiel, pour éviter les simplifications ("l'islam n'est pas compatible avec la démocratie", "il n'est pas possible pour les musulmans d'interpréter le Coran", "l'islam est irrationnel" : autant d'idées reçues qu'A. Candiard examine avec la même rigueur en fin d'ouvrage).

Autant d'intelligence pour 6 euros, c'est cadeau.

Enfin, Un silence religieux : la gauche face au jihadisme de Jean Birnbaum est le dernier livre que je voulais évoquer ici. La thèse de l'auteur est que la gauche (française) est  incapable de comprendre la montée en puissance du jihadisme, parce que la religion lui reste étrangère en tant que phénomène existentiel. Ne voyant en elle qu'un fait social, conséquence d'une misère économique (et expression d'une révolte contre celle-ci) et/ou d'une immaturité de la pensée, la gauche pense la religion comme inéluctablement condamnée à disparaître. Ce présupposé a conduit une grande partie des partis et des intellectuels de gauche à un aveuglement quasi-complet sur la question du jihadisme. Dès la guerre d'Algérie, beaucoup s'engagent pour l'indépendance sans voir que le FLN construit plus de mosquées que d'écoles. Au moment de la révolution iranienne, Michel Foucault est le seul à intégrer l'angle religieux dans son analyse de la situation - ce qui lui vaut une réprobation générale.

C'est un essai qui m'a vivement intéressée car cette analyse me parait pertinente. Aujourd'hui, Jean-Luc Mélenchon, quand il s'exprime sur la situation au Proche et Moyen-Orient, minimise l'aspect religieux - quand il ne l'évacue carrément pas. À cet égard, et nonobstant les autres points de son projet, François Fillon est à mon sens celui qui a le discours le plus juste sur la question.

Voilà donc deux livres dont l'achat ne sera pas un investissement inutile. Bonne lecture ! :-)

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