Constitué essentiellement d'illustrations (Grande Muraille de Chine, Mur d'Hadrien, de Berlin, frontière Mexique-USA...), cet article montre que les barrières physiques n'ont jamais empêché les hommes de passer : "L'histoire du monde est remplie d'exemples d'ingénierie contrariée par des amateurs déterminés".
Non seulement les murs sont (au mieux) rarement aussi efficaces que le voudraient leurs promoteurs, mais en plus (et au pire) leur impact négatif dans la conscience collective est profond et durable. On le sent particulièrement en Cisjordanie, où la "barrière de sécurité" construite par Israël est une déchirure béante dans l'histoire de la Terre sainte.
Outre les difficultés pratiques qu'elle pose aux Palestiniens, elle est la source d'une humiliation quotidiennement ravivée : aux check-points, ce sont souvent des jeunes (en service militaire), peu expérimentés "à l'école de la vie", élevés dans la peur de l'Arabe et du Terroriste, qui fouillent sans ménagement des Palestiniens parfois trois fois plus âgés qu'eux.
Pire encore, la séparation entre les deux sociétés (palestinienne et israëlienne) est dramatique. Il y a deux ans, j'ai assisté à une conférence du père Faysal Hijazen, Directeur général des écoles du Patriarcat latin en Israël et dans les Territoires palestiniens (après avoir, durant l'été, participé à un camp d'été du Réseau Barnabé). Une anecdote m'avait particulièrement frappée. Durant des vacances scolaires, il accepte qu'une division de la police palestinienne stationne quelques jours dans une école, vide. Le lendemain, une petite fille de 6 ans vient le voir en courant : "Abouna, il y a des juifs dans l'école !" Ils portaient un uniforme : pour cette petite fille, il ne pouvait s'agir que de "juifs", puisqu'elle ne voyait d'Israëliens qu'aux check-points. Une génération entière de Palestiniens n'a jamais vu d'Israëlien autrement qu'en uniforme.
C'est facile de construire un mur physique. C'est bien plus difficile d'abattre les murs mentaux et psychologiques qu'il a produit.
Et si en plus il n'empêche pas les hommes de passer...
C'est la réflexion que je me fais ces derniers temps, alors que les actualités françaises montrent un pays bien déchiré.
Nous ne manquons pas de rêves. Mais ils sont individuels, comme est individualiste notre société. Le paradoxe, c'est que ces rêves peuvent être très altruistes, et je suis sûre que beaucoup de ceux qui, avec une générosité admirable, s'engagent au service des autres avec l'ambition sincère de "changer le monde", trouveront mon propos peut-être partiel.
Mais je maintiens que la société française manque d'un projet commun. Cette idée m'avait frappée au soir du premier tour des élections de 2002, dont le résultat montrait d'abord l'échec des "partis de gouvernement" à faire rêver les électeurs.
Aujourd'hui nous vivons dans une société qui ne se reconnait plus dans aucun projet collectif. Une société qui ne peut que répéter comme une vaine incantation l'impératif du "vivre-ensemble" parce qu'elle ne vit plus aucun "construire-ensemble".
Alors que la vitesse du changement social, au début de la modernité, était intergénérationnelle, elle tend aujourd'hui à devenir intra-générationnelle. C'est pourquoi nous vivons dans un monde où il est si difficile d'être contemporains les uns des autres. Les conditions de l'expérience varient tellement (non seulement entre "jeunes" et "vieux", mais aussi entre ceux que dix ans d'âge séparent), que ce n'est plus seulement l'autorité ou le sentiment de la dette [morale, à l'égard des générations précédentes] qui deviennent problématiques, mais la conviction de vivre dans le même monde. C'est pourquoi l'un des aspects les plus caractéristiques du présent est la "non-simultanéité du simultané" : la découverte généralement attristante qu'une éternité sépare les générations.
Le point de rupture est atteint lorsque la diversification des espaces d'expérience se répercute au niveau des horizons d'attente. La désynchronisation des vécus et des désirs explique pourquoi le futur devient opaque du fait de la variété infinie des attentes qui portent sur lui.
Une communauté a besoin, pour se souder, d'une expérience partagée et d'un projet collectif. L'expérience partagée nourrit des références communes (les mêmes poèmes appris à l'école, les mêmes loisirs, les événements politiques ou sportifs vécus ensemble car connus par les mêmes canaux d'information, etc.). Les générations montantes n'ont plus d'expérience collective assez forte, et mes élèves, Parisiens issus de classes sociales très favorisées (sur le plan financier au moins), ne vivent plus sur la même planète que les enfants de province ou ceux de banlieue. Ils n'ont plus les mêmes références, car la multiplication des expériences possibles, ainsi que des informations (et sources d'informations), rend celles-ci moins aptes à rassembler.
Et nous n'avons déjà plus de rêve commun : les grandes idéologies se sont effondrées et ce n'est pas la mondialisation libérale qui nous en donnera, elle qui atomise les communautés en démultipliant les parcours de vie. Plus profondément, dans l'article déjà cité, Michael Foessel poursuit :
Si la mondialisation constitue une rupture qualitative par rapport au projet initial de la modernité, c'est parce qu'elle marque le triomphe du temps réel sur toute autre dimension de l'existence. [...] La perception du temps suppose l'existence de quelque chose de permanent dans l'espace.
[Notez, entre parenthèses, que c'est bien la force de la liturgie catholique que d'être précisément permanente dans l'espace (et dans le temps), comme je l'avais déjà écrit il y a quelques années]
Ce "quelque chose de permanent" est la base de références communes dont j'ai parlé plus haut. C'est bien leur perte qui nous abstrait du temps, et par là ferme la possibilité du rêve.
Car pour avoir des rêves, il faut pouvoir percevoir un futur. Pessimistes ou optimistes, nous nous faisons tous, plus ou moins, une idée du futur ; elle nous semble, à chacun, plus ou moins attirante. Mais les points d'attraction sont différents pour chacun ; pour le dire autrement, chacun a une idée différente de ce qui peut nous donner envie d'être demain. Mille projets altruistes ne font pas un rêve commun.
Le 11 janvier 2015, j'ai manifesté. Je n'ai jamais acheté Charlie Hebdo, ni avant le 7 janvier ni après, et ne leur ai jamais donné le moindre centime, parce que leur point de vue n'est pas le mien. Leur vision réductrice de l'Église et du clergé, en particulier, m'insupporte. Sur le plan graphique, leur trait est généralement laid et leurs dessins souvent d'un goût douteux (au mieux).
Mais j'ai manifesté par défense des enjeux posés par les attentats, sur la liberté d'expression en particulier. D'une certaine manière, mon slogan aurait été "Je ne suis pas Charlie Hebdo, mais je suis tous les autres". Et donc, pour continuer à pouvoir lire tous les autres, je suis descendue dans la rue pour défendre un journal qui me débecte.
Le terme n'est pas trop fort au vu de quelques Unes de cette année (Nadine Morano "trisomique" ou Aylan devenu tripoteur de fesses en Allemagne pour ne prendre que ces deux exemples). Elles sont à vomir car elles ciblent indirectement des catégories de personnes (trisomiques ou enfants de migrants) innocentes de ce qui est dénoncé par le dessin (les propos de N. Morano ou les agressions de Cologne). Qu'on caricature un prêtre poursuivant un petit garçon, cela me blesse car j'ai une profonde admiration pour les prêtres que je connais ; mais je l'admets car je sais qu'il existe des prêtres pédophiles. Mais qu'on associe des enfants à des comportements avec lesquels ils n'ont, tout simplement, rien à voir, c'est juste abject.
Donc, Charlie Hebdo est un journal outrancier, souvent de mauvais goût et parfois abject. Ils l'ont même prouvé dès le numéro suivant la Grande Manifestation en insérant une caricature de Soeur Emmanuelle, dont on se demandait bien ce qu'elle faisait là, alors même que les catholiques (jusque les autorités) s'étaient mobilisés aussi massivement que les autres. Parenthèse : Et je ne suis pas loin de penser que la seule Une qui aurait été digne d'eux ce jour-là aurait été une reprise d'une autre, fameuse : "Fusillade à Baga : 12 morts". Qu'ils s'appliquent à eux-même leur "esprit Charlie", voilà qui aurait eu de la gueule. L'émotion était probablement trop forte. Peu importe. Fin de la parenthèse.
Toujours est-il que j'ai donc marché le 11 janvier 2015. Très consciente de toutes les ambiguïtés de cette "union sacrée" qui n'en était pas tout à fait une. Très consciente que les dessinateurs de Charlie Hebdo recommenceraient à bouffer du curé, à taper sur ce qui m'est cher.
Car je préfère être choquée par une presse libre qu'anesthésiée par une presse "aux ordres" (d'extrêmistes ou de telle entité). Après tout, l'outrance de Charlie me fait plus pitié que mal. Et c'est un sentiment personnel, individuel. La (l'auto-)censure, elle, s'attaque à la collectivité. Là est l'enjeu profond, me semble-t-il.
Mardi dernier, des élèves de Première sont train de travailler leur TPE. À 5 ou 6 semaines du démarrage du projet, ils sont supposés élaborer une problématique et commencer à construire un plan. Ils me demandent mon avis sur une proposition, que je balaie sans hésiter vue sa nullité ; je leur demande donc de me préciser ce qu'ils ont comme informations. Mais ils n'ont devant eux aucun papier, aucun article, aucun document.
Je m'en étonne. Désignant alors leur smartphone (dans le lycée où je travaille, tous les élèves ont un smartphone), ils me disent : "les articles qu'on a trouvés sont là, dans notre dropbox".
Ma question "Et pourquoi n'avez-vous rien imprimé ?" obtient la réponse "Ben, on ne va pas imprimer des articles inutiles !"
"Et comment pouvez-vous savoir à l'avance ce qui va vous être utile ou pas ?!"
Et voilà des élèves incapables de construire leur réflexion, parce qu'ils n'ont rien de concret sous les yeux. Biberonnés au matraquage environnementaliste qui culpabilise le moindre gaspillage, ils renoncent à matérialiser les informations trouvées, s'empêchant par là-même d'acquérir toute connaissance.
Je les ai envoyé manu militari imprimer ce qu'ils avaient, pour qu'ils puissent enfin travailler. Oui, certains articles seront inutiles (en dernière analyse, toutes les feuilles partiront à la poubelle à la fin du projet). Mais ce n'est qu'en rendant les choses concrètes qu'ils ont une chance de mieux se représenter, mentalement et intellectuellement, les données du problème qu'ils étudient.
(Soit dit en passant, je n'ai même pas relevé la contradiction de leur refus à imprimer quand, dans le même temps, ils utilisent un appareil électronique dont l'assemblage, la consommation d'énergie et la destruction future auront au final un bilan environnemental et social bien plus négatif que la production de 50 feuilles de papier)...
Quel est ce monde dans lequel il est défendu d'assumer son incarnation ?
L'avancée en âge, puis la mort, des grands-parents, font évoluer les habitudes contractées dans l'enfance. La maison où l'on a passé ses vacances change de mains, légalement ou symboliquement, et il devient impossible de s'y rendre.
Symboliquement plus que légalement. Il n'est même pas besoin que les murs et le toit change de propriétaire au sens juridique. Parce qu'une maison, ce n'est pas seulement les murs et le toit.
Ce qui définit la propriété d'une maison, ce n'est pas tant le contrat qui établit la possession juridique, que les mille et unes petites habitudes et règles que le maître - et la maîtresse - des lieux définissent et établissent, au moment de l'acquisition (et du projet qui la motive), et au fil du temps. La vie d'une maison est faite de tous ces petits rituels : Untel se lève tôt, Unetelle fait la sieste après le repas, Tels font une partie de scrabble à cette heure délicieuse où le soleil commence à tomber, quand l'air ne pèse plus rien.
Ces petites habitudes donnent la couleur d'une maison, si bien que même en l'absence des maîtres de maison, elle reste la leur, elle reste identifiée comme "la maison des grands-parents". Si les occupants occasionnels se permettent parfois (en l'absence des maîtres des lieux) de transgresser quelques unes de ces habitudes qu'ils peuvent juger un peu absurdes, ils les acceptent néanmoins de manière générale, parce qu'elles sont celles qui font les lieux.
Vient le moment où l'avancée en âge et en maladie rend impossible que le propriétaire "en titre" revienne occuper en personne les espaces qu'il a empli de ses habitudes. Et quelqu'un transgresse une de ces habitudes, provoquant des circonstances qui vous empêchent d'y séjourner.
Il vous répond que ce n'est qu'une question de calendrier ; que vous n'avez qu'à venir à un autre moment. Mais on sent qu'il y a quelque chose de définitif dans cette transgression, que par elle il se fait propriétaire de la maison. La maison a perdu une part de son identité, elle n'est plus tout à fait "la maison des grands-parents". Et vous n'êtes plus sûr d'avoir seulement envie d'y retourner, car vous n'y retrouveriez plus ces milles rituels qui lui donnaient son âme.
Peut-être est-ce bien ainsi. Mais c'est un peu triste.