Catégorie : Bloc-notes

Ici des réflexions générales sur la vie, le monde, et le bruit des pâtes trop cuites.

(Je vous jure : les pâtes trop cuites font un "chluiiirrrrrp" caractéristique)

Seuls ensemble

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

Nous manquons d'un rêve commun.

C'est la réflexion que je me fais ces derniers temps, alors que les actualités françaises montrent un pays bien déchiré.

Nous ne manquons pas de rêves. Mais ils sont individuels, comme est individualiste notre société. Le paradoxe, c'est que ces rêves peuvent être très altruistes, et je suis sûre que beaucoup de ceux qui, avec une générosité admirable, s'engagent au service des autres avec l'ambition sincère de "changer le monde", trouveront mon propos peut-être partiel.

Mais je maintiens que la société française manque d'un projet commun. Cette idée m'avait frappée au soir du premier tour des élections de 2002, dont le résultat montrait d'abord l'échec des "partis de gouvernement" à faire rêver les électeurs.

Aujourd'hui nous vivons dans une société qui ne se reconnait plus dans aucun projet collectif. Une société qui ne peut que répéter comme une vaine incantation l'impératif du "vivre-ensemble" parce qu'elle ne vit plus aucun "construire-ensemble".

Dans un article paru en 2010 dans la revue Esprit ("Tout va plus vite et rien ne change : le paradoxe de l'accélération", à propos d'un ouvrage de Harmut Rosa), le philosophe Michael Foessel écrivait (en gras, c'est moi qui souligne) :

Alors que la vitesse du changement social, au début de la modernité, était intergénérationnelle, elle tend aujourd'hui à devenir intra-générationnelle. C'est pourquoi nous vivons dans un monde où il est si difficile d'être contemporains les uns des autres. Les conditions de l'expérience varient tellement (non seulement entre "jeunes" et "vieux", mais aussi entre ceux que dix ans d'âge séparent), que ce n'est plus seulement l'autorité ou le sentiment de la dette [morale, à l'égard des générations précédentes] qui deviennent problématiques, mais la conviction de vivre dans le même monde. C'est pourquoi l'un des aspects les plus caractéristiques du présent est la "non-simultanéité du simultané" : la découverte généralement attristante qu'une éternité sépare les générations.

Le point de rupture est atteint lorsque la diversification des espaces d'expérience se répercute au niveau des horizons d'attente. La désynchronisation des vécus et des désirs explique pourquoi le futur devient opaque du fait de la variété infinie des attentes qui portent sur lui.

Une communauté a besoin, pour se souder, d'une expérience partagée et d'un projet collectif. L'expérience partagée nourrit des références communes (les mêmes poèmes appris à l'école, les mêmes loisirs, les événements politiques ou sportifs vécus ensemble car connus par les mêmes canaux d'information, etc.). Les générations montantes n'ont plus d'expérience collective assez forte, et mes élèves, Parisiens issus de classes sociales très favorisées (sur le plan financier au moins), ne vivent plus sur la même planète que les enfants de province ou ceux de banlieue. Ils n'ont plus les mêmes références, car la multiplication des expériences possibles, ainsi que des informations (et sources d'informations), rend celles-ci moins aptes à rassembler.

Et nous n'avons déjà plus de rêve commun : les grandes idéologies se sont effondrées et ce n'est pas la mondialisation libérale qui nous en donnera, elle qui atomise les communautés en démultipliant les parcours de vie. Plus profondément, dans l'article déjà cité, Michael Foessel poursuit :

Si la mondialisation constitue une rupture qualitative par rapport au projet initial de la modernité, c'est parce qu'elle marque le triomphe du temps réel sur toute autre dimension de l'existence. [...] La perception du temps suppose l'existence de quelque chose de permanent dans l'espace.

[Notez, entre parenthèses, que c'est bien la force de la liturgie catholique que d'être précisément permanente dans l'espace (et dans le temps), comme je l'avais déjà écrit il y a quelques années]

Ce "quelque chose de permanent" est la base de références communes dont j'ai parlé plus haut. C'est bien leur perte qui nous abstrait du temps, et par là ferme la possibilité du rêve.

Car pour avoir des rêves, il faut pouvoir percevoir un futur. Pessimistes ou optimistes, nous nous faisons tous, plus ou moins, une idée du futur ; elle nous semble, à chacun, plus ou moins attirante. Mais les points d'attraction sont différents pour chacun ; pour le dire autrement, chacun a une idée différente de ce qui peut nous donner envie d'être demain. Mille projets altruistes ne font pas un rêve commun.

C'est de ce dernier que nous manquons.

Pas Charlie, mais tous les autres

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

Le 11 janvier 2015, j'ai manifesté. Je n'ai jamais acheté Charlie Hebdo, ni avant le 7 janvier ni après, et ne leur ai jamais donné le moindre centime, parce que leur point de vue n'est pas le mien. Leur vision réductrice de l'Église et du clergé, en particulier, m'insupporte. Sur le plan graphique, leur trait est généralement laid et leurs dessins souvent d'un goût douteux (au mieux).

Mais j'ai manifesté par défense des enjeux posés par les attentats, sur la liberté d'expression en particulier. D'une certaine manière, mon slogan aurait été "Je ne suis pas Charlie Hebdo, mais je suis tous les autres". Et donc, pour continuer à pouvoir lire tous les autres, je suis descendue dans la rue pour défendre un journal qui me débecte.

Le terme n'est pas trop fort au vu de quelques Unes de cette année (Nadine Morano "trisomique" ou Aylan devenu tripoteur de fesses en Allemagne pour ne prendre que ces deux exemples). Elles sont à vomir car elles ciblent indirectement des catégories de personnes (trisomiques ou enfants de migrants) innocentes de ce qui est dénoncé par le dessin (les propos de N. Morano ou les agressions de Cologne). Qu'on caricature un prêtre poursuivant un petit garçon, cela me blesse car j'ai une profonde admiration pour les prêtres que je connais ; mais je l'admets car je sais qu'il existe des prêtres pédophiles. Mais qu'on associe des enfants à des comportements avec lesquels ils n'ont, tout simplement, rien à voir, c'est juste abject.

Donc, Charlie Hebdo est un journal outrancier, souvent de mauvais goût et parfois abject. Ils l'ont même prouvé dès le numéro suivant la Grande Manifestation en insérant une caricature de Soeur Emmanuelle, dont on se demandait bien ce qu'elle faisait là, alors même que les catholiques (jusque les autorités) s'étaient mobilisés aussi massivement que les autres. Parenthèse : Et je ne suis pas loin de penser que la seule Une qui aurait été digne d'eux ce jour-là aurait été une reprise d'une autre, fameuse : "Fusillade à Baga : 12 morts". Qu'ils s'appliquent à eux-même leur "esprit Charlie", voilà qui aurait eu de la gueule. L'émotion était probablement trop forte. Peu importe. Fin de la parenthèse.

Toujours est-il que j'ai donc marché le 11 janvier 2015. Très consciente de toutes les ambiguïtés de cette "union sacrée" qui n'en était pas tout à fait une. Très consciente que les dessinateurs de Charlie Hebdo recommenceraient à bouffer du curé, à taper sur ce qui m'est cher.

Car je préfère être choquée par une presse libre qu'anesthésiée par une presse "aux ordres" (d'extrêmistes ou de telle entité). Après tout, l'outrance de Charlie me fait plus pitié que mal. Et c'est un sentiment personnel, individuel. La (l'auto-)censure, elle, s'attaque à la collectivité. Là est l'enjeu profond, me semble-t-il.

Dématérialisation

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

Mardi dernier, des élèves de Première sont train de travailler leur TPE. À 5 ou 6 semaines du démarrage du projet, ils sont supposés élaborer une problématique et commencer à construire un plan. Ils me demandent mon avis sur une proposition, que je balaie sans hésiter vue sa nullité ; je leur demande donc de me préciser ce qu'ils ont comme informations. Mais ils n'ont devant eux aucun papier, aucun article, aucun document.

Je m'en étonne. Désignant alors leur smartphone (dans le lycée où je travaille, tous les élèves ont un smartphone), ils me disent : "les articles qu'on a trouvés sont là, dans notre dropbox".

Ma question "Et pourquoi n'avez-vous rien imprimé ?" obtient la réponse "Ben, on ne va pas imprimer des articles inutiles !"

"Et comment pouvez-vous savoir à l'avance ce qui va vous être utile ou pas ?!"

Et voilà des élèves incapables de construire leur réflexion, parce qu'ils n'ont rien de concret sous les yeux. Biberonnés au matraquage environnementaliste qui culpabilise le moindre gaspillage, ils renoncent à matérialiser les informations trouvées, s'empêchant par là-même d'acquérir toute connaissance.

Je les ai envoyé manu militari imprimer ce qu'ils avaient, pour qu'ils puissent enfin travailler. Oui, certains articles seront inutiles (en dernière analyse, toutes les feuilles partiront à la poubelle à la fin du projet). Mais ce n'est qu'en rendant les choses concrètes qu'ils ont une chance de mieux se représenter, mentalement et intellectuellement, les données du problème qu'ils étudient.

(Soit dit en passant, je n'ai même pas relevé la contradiction de leur refus à imprimer quand, dans le même temps, ils utilisent un appareil électronique dont l'assemblage, la consommation d'énergie et la destruction future auront au final un bilan environnemental et social bien plus négatif que la production de 50 feuilles de papier)...

Quel est ce monde dans lequel il est défendu d'assumer son incarnation ?

Maison de famille

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

L'avancée en âge, puis la mort, des grands-parents, font évoluer les habitudes contractées dans l'enfance. La maison où l'on a passé ses vacances change de mains, légalement ou symboliquement, et il devient impossible de s'y rendre.

Symboliquement plus que légalement. Il n'est même pas besoin que les murs et le toit change de propriétaire au sens juridique. Parce qu'une maison, ce n'est pas seulement les murs et le toit.

Ce qui définit la propriété d'une maison, ce n'est pas tant le contrat qui établit la possession juridique, que les mille et unes petites habitudes et règles que le maître - et la maîtresse - des lieux définissent et établissent, au moment de l'acquisition (et du projet qui la motive), et au fil du temps. La vie d'une maison est faite de tous ces petits rituels : Untel se lève tôt, Unetelle fait la sieste après le repas, Tels font une partie de scrabble à cette heure délicieuse où le soleil commence à tomber, quand l'air ne pèse plus rien.

Ces petites habitudes donnent la couleur d'une maison, si bien que même en l'absence des maîtres de maison, elle reste la leur, elle reste identifiée comme "la maison des grands-parents". Si les occupants occasionnels se permettent parfois (en l'absence des maîtres des lieux) de transgresser quelques unes de ces habitudes qu'ils peuvent juger un peu absurdes, ils les acceptent néanmoins de manière générale, parce qu'elles sont celles qui font les lieux.

Vient le moment où l'avancée en âge et en maladie rend impossible que le propriétaire "en titre" revienne occuper en personne les espaces qu'il a empli de ses habitudes. Et quelqu'un transgresse une de ces habitudes, provoquant des circonstances qui vous empêchent d'y séjourner.

Il vous répond que ce n'est qu'une question de calendrier ; que vous n'avez qu'à venir à un autre moment. Mais on sent qu'il y a quelque chose de définitif dans cette transgression, que par elle il se fait propriétaire de la maison. La maison a perdu une part de son identité, elle n'est plus tout à fait "la maison des grands-parents". Et vous n'êtes plus sûr d'avoir seulement envie d'y retourner, car vous n'y retrouveriez plus ces milles rituels qui lui donnaient son âme.

Peut-être est-ce bien ainsi. Mais c'est un peu triste.

De la division Charlemagne au Djihad

Rédigé par Métro-Boulot-Catho -

** edit 4 juillet 2015 ** J'ai modifié cet article après m'être aperçue d'une confusion (de ma part) entre le propos du livre et celui de la relation qui en est faite par le critique américain. C'est ce dernier (et ce dernier seulement) qui fait le parallèle entre les volontaires de la division Charlemagne et les jeunes djihadistes. Le livre lui-même, paru en 2011, ne fait absolument pas mention de ces derniers. Mes excuses les plus confuses pour cette erreur liée à mon inexpérience de la revue Books (postulant que les livres recensés étaient forcément récents, je n'avais pas fait la vérification qui s'imposait pourtant...).

Dans le numéro de mars 2015 de Books, que j'ai découvert avec grand intérêt par cette livraison, est proposée une critique américaine d'un livre français : Nous avons combattu pour Hitler par Philippe Carrard, chez Armand Colin.

Le critique, Robert Zaretsky, fait à partir de la lecture de ce livre le parallèle entre les jeunes Français partis "faire le djihad" et ceux qui avaient rejoint la division S.S. "Charlemagne" (constituée de volontaires français). La révélation de l'identité, et donc du profil, de certains de ces djihadistes français a perturbé l'idée qu'on se faisait de leurs motivations. Dans l'inconscient collectif, le militant islamiste "type", en France, est forcément un descendant d'immigrés maghrébins, en mal d'identité entre une société d'origine dont il ne fait plus partie et une société d'adoption qui ne l'intègre pas. Une jeunesse passée "dans les banlieues délabrées du pays", des diplômes sans valeur, un avenir obscurci en France, et voici la radicalisation expliquée assez facilement.

Les choses sont plus compliquées, écrit Robert Zaretsky.

[les deux islamistes français apparaissant sur la vidéo de l'exécution de Peter Kassing] "sont issus de milieux relativement stables, bourgeois, et, surtout, non musulmans. Ils étaient appréciés dans leur milieu et ne s'étaient que récemment convertis à l'islam."

Comment comprendre que des jeunes a priori intégrés dans une société moderne et une vie relativement confortable puisse s'engager dans un combat tel que celui prôné par les djihadistes de Daesh ? C'est ici que le parallèle avec les motivations des volontaires de la division Charlemagne devient intéressant.

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