Enseigner l'Histoire
Rédigé par Métro-Boulot-Catho -Enseigner l'histoire n'est jamais un acte neutre, et l'actualité récente (discours de F. Fillon à Sablé) vient démontrer une fois de plus la dimension politique de cet enseignement.
Je voudrais ici entamer une réflexion sur ce sujet - je dis "entamer" car je n'ai pas l'intention de faire le tour de la question aujourd'hui (en particulier j'espère trouver le temps, quand il va sortir, de lire L'Histoire politisée ? de V. Badré), et je n'ai même pas l'intention de revenir sur les propos de F. Fillon - je me suis donnée pour règle, sur ce blog, de ne pas ajouter du bruit au bruit en réagissant immédiatement aux innombrables polémiques qui agitent ce verre d'eau qu'on appelle "débat public".
Je voudrais juste revenir sur une critique que l'on fait à l'enseignement contemporain de l'histoire, selon laquelle il aurait abandonné la chronologie. C'est faux (on n'a jamais enseigné l'Antiquité avant le XVIIe siècle et on fait toujours des frises chronologiques), mais la critique s'appuie sur une évolution de l'enseignement de l'histoire qui elle, est bien réelle (et les frises chronologiques ne ressemblent plus à celles d'autrefois, comme on le verra plus bas).
Pour la comprendre, il faut examiner une question très simple : de quoi parle un historien ?
Dans sa pratique professionnelle, un historien manipule 3 catégories d'objets :
- des événements
- des structures (sociales ou institutionnelles) - par exemple l'Église, l'État, etc.
- des mentalités (idéologies, religions ou comportements sociaux - démographiques par exemple...)
Chacune de ces catégories a une temporalité propre - c'est ce que j'ai essayé d'illustrer par le magnifique schéma ci-dessous.
Les événements se succèdent à un rythme rapide, et il faut les distinguer à l'année près, voire au jour près - éventuellement, l'heure.
Les structures et les mentalités évoluent beaucoup plus lentement, et c'est en générations, en siècles ou en millénaires qu'il faut alors parler. Dans ce qu'un historien, Fernand Braudel, appelait le "temps long" de l'Histoire, on pourra identifier des ruptures et des continuités. L'historien s'intéressera plutôt aux ruptures (l'anthropologue, aux continuités), mais il ne peut faire l'impasse sur les continuités. Quand on étudie une structure, on peut citer des événements, mais ils ne sauraient rendre compte à eux seuls de l'histoire de la structure. Par exemple, je peux écrire qu'en 1215, l'Église recommande la confession et la communion une fois par an. Mais il est évident que ces deux pratiques existent avant Latran IV, et ne se sont pas généralisées dès 1216. La référence à l'événement est nécessaire, mais pas suffisante.
Parfois, un événement a une portée particulière, au point qu'il entraîne une perturbation à un des niveaux supérieurs (voire les deux) : il modifie une structure, voire il fait évoluer les mentalités - avec toujours un temps de retard. C'est ce que j'ai schématisé par ces "pics" rouges qui viennent perturber les courbes bleues et vertes. Les exemples sont multiples. La Résurrection du Christ (notez que pour l'historien, c'est l'annonce de cette Résurrection qui est historique) pourrait être un "grand pic", et le concile de Trente serait un événement d'échelle "structurelle" dans l'histoire de l'Église. On pourrait ainsi catégoriser les événements selon leur portée (anecdotique, structurelle, essentielle). Cela permettrait de sortir du prisme déformant du bruit médiatique : l'événement historique n'est pas forcément le plus médiatisé.
Longtemps, "faire de l'Histoire" a consisté à énumérer les événements. Et plus longtemps encore, l'Histoire enseignée l'a été comme un récit, une succession d'événements - le plus souvent politiques ou militaires. C'est le modèle d'enseignement qui s'est généralisé au XIXe siècle, et s'est poursuivi jusque dans les années 70-80, voire 90.
Le problème de ce modèle est qu'entre le récit et le roman, la frontière est parfois ténue. Le récit étant - intrinsèquement - orienté d'un début vers une fin, cette manière de "faire de l'Histoire" ouvre la voie à une relecture téléologique du passé, une reconstruction fataliste (au sens étymologique du terme) affirmant que l'évolution de la situation des hommes est inexorablement écrite à l'avance. Le nationalisme repose classiquement sur ce type de justification (la France "depuis toujours" appelée à jouer tel ou tel rôle).
Personnellement, je ne rejette pas, en tant que croyante, l'idée que l'Histoire ait un sens ; je pense que l'Humanité n'est pas livrée à elle-même et que Dieu veille (sans pour autant qu'il faille parler de destin "écrit à l'avance", mais ces finesses mériteraient un autre article). Je le crois parce que la Bible et l'enseignement de l'Église me le font comprendre. Mais je ne peux pas établir selon des critères objectifs l'autorité de la Bible et du Magistère comme Révélation divine. J'en ai éprouvé la vérité, mais cette certitude ne s'appuie que sur mon expérience personnelle. Si l'on s'en tient aux méthodes des historiens, aucune téléologie n'est fondée. (On aura bien compris qu'à mon sens, cela tient aux limites de la méthode scientifique).
Par ailleurs, l'historiographie a profondément évolué dans la première moitié du XXe siècle. Les historiens des Annales dans les années 1930 ont remis en cause cette focalisation sur les événements, et commencé à étudier les structures, puis les mentalités (dans les années 70). C'est à partir de là que l'histoire enseignée s'est transformée à son tour, introduisant dans les programmes des études plus thématiques. Je crois même qu'il y a eu une très courte expérience, à la fin des années 70, de programmes totalement thématiques (genre "l'agriculture de l'Antiquité à nos jours" une année, "les transports" une autre année, etc.).
Je n'enseigne pas le Moyen-âge (par exemple) comme une succession de dynasties (mérovingienne, carolingienne, capétienne) et de batailles. Non que ces dynasties soient absentes (quoique la mérovingienne ne soit plus vraiment étudiée au collège), parce qu'on étudie l'affirmation de l'État sous les Capétiens. Mais on n'étudie pas que ça, et donc on passe moins de temps sur ça : on étudie également la société féodale, la place de l'Église, etc. Dans certains de mes cours, il n'y a pas de date précise - seulement des "au XIe siècle... au XVe siècle"... En lycée on doit circuler d'un siècle à l'autre, et les élèves sont vite perdus.
Ainsi, l'enseignement de l'Histoire, s'il est toujours chronologique, n'est plus exclusivement événementiel.
Exemple d'une frise chronologique proposée à des collégiens (manuel Belin 2016) : 800 ans couverts, 5 événements indiqués.
Autre exemple (Belin 2016) : plusieurs siècles, aucun événement précis.
Est-ce bien ou mal ? chacun se fera son idée. J'ai montré qu'on ne peut pas réduire l'Histoire à une suite d'événements. Il est nécessaire d'enseigner aussi la complexité des évolutions lentes. Complexité : tout est dit. Les élèves (et leurs parents) (et certains politiciens) voudraient un récit linéaire, simple, sans retour en arrière. Ajoutez à cela qu'en plus, on apprend à critiquer les documents (c'est-à-dire percevoir les limites du document, ce qu'il ne dit pas). En d'autres termes on met en doute, non pas l'Histoire, mais la connaissance qu'on en a (c'est ce que veut dire le les élèves apprennent d’abord à distinguer l’Histoire de la fiction et commencent à comprendre que le passé est source d’interrogations qui fait dire à F. Fillon qu'on enseigne à douter de l'Histoire). C'est là une autre caractéristique de l'enseignement de l'Histoire, qui est aussi un enseignement du doute, je la développerai une autre fois.
Ces exigences intellectuelles fortes (peut-être déjà trop complexes pour des collégiens ?) doivent s'intégrer dans des dotations horaires bien plus serrées qu'autrefois. On en arrive à une superficialité (par exemple il faut comparer l'empire byzantin et l'empire carolingien, points communs et différences, en 4 ou 5 heures) difficilement compatible avec le cerveau des collégiens, qui peinent à enregistrer les informations. (Je ne perds pas de vue les autres facteurs de dispersion qui perturbent l'acquisition des connaissances aujourd'hui, mais je ne peux pas tout développer).
Je pense que c'est cette difficulté des élèves à enregistrer des informations mal approfondies qui a fait naître la critique de l'abandon de la chronologie. Beaucoup d'élèves n'ont plus un sens clair de la chronologie (je me rappellerai longtemps avoir lu dans une copie de seconde que les Européens avaient émigré au XIXe siècle à cause de la Peste de 1348, sans que l'élève ne semble s'être posé de question) et là, il y a certainement un problème profond.