Le pays qui n'a pas de nom
Rédigé par Métro-Boulot-Catho -Dans Ne fuis pas ta tristesse, sorte de promenade méditative sur la tristesse au sens le plus large du terme, Emmanuel Godo a ces mots qui, pour des raisons diverses, me rejoignent particulièrement. Ils peuvent toucher, non pas seulement "l'écrivain-de-l'œuvre-qui-ne-vient-pas" (comme il dit), mais plus largement celui qui se sent empêché d'être pleinement aligné (comme disent les psys), faute peut-être de réussir à réaliser ce à quoi il se sent appelé. Cette étrange et pénible insatisfaction de ne jamais toucher son propre But, qui n'a pas de nom, mais qui paraitra si familière à beaucoup.
Et il faut parler aussi de la tristesse des vies en attente de leur œuvre. Des vies qui se sentent tourner en rond autour de leur fécondité. Et comme il en faut des gestes, des projets, des entreprises, pour essayer d'étouffer l'impression d'inachèvement. Devant chaque avancée, chaque succès, chaque raison d'être heureux, repousser le souffle de tristesse, feindre de ne pas ressentir la retombée de l'enthousiasme.
Pour l'écrivain, c'est le livre qui doit venir, le livre qui contiendra la musique essentielle, le chant intérieur. Que les mots puissent être prononcés, dits et entendus, qui sauveront sa vie. Oui, qui la sauveront d'un étrange désastre - celui d'être passée à côté de son œuvre.
Il lui arrive, dans des moments qu'il croit de lucidité, de penser que tout cela n'est que chimère, il jetterait bien des briques à ce qu'il nomme ses bulles de savon, ses mirages, ses pauvres nuages. Il voudrait, comme tout homme, se contenter de ce qu'il a, accepter enfin d'être ce vagabond qui passe à côté de sa vérité : il ne sera ni le premier, ni le dernier, et à quoi bon les livres, les créations de l'esprit, mieux vaut s'en tenir à la bonne et pauvre concrétude des choses du monde. (...)
Il a longtemps cru que ce ne serait pas possible, qu'il ne trouverait pas la forme, le sujet, la manière. Les livres qu'il écrivait jusque là, il n'aurait pas pu dire qu'ils étaient mensongers, non, cela n'aurait pas été juste, mais ils étaient des pis-aller, des œuvres faute de mieux, par défaut. Le livre désiré, rêvé, passait à côté comme un navire dans la nuit sans fin. (...)
Un peu plus loin, toujours dans le même chapitre, ces lignes sur le miracle qui se produit parfois, quand on rencontre un livre :
L'écrivain est à notre image. Il est notre frère en espérance. Il est comme nous : nu devant la porte fermée. Marguerite Duras le fait entendre, dans L'Amant, de la manière la plus simple. La plus directe. La plus bouleversante : "Je n'ai jamais écrit, croyant le faire, je n'ai jamais aimé, croyant aimer, je n'ai jamais rien fait qu'attendre devant la porte fermée."
C'est pour cela que nous lisons l'écrivain, le cœur battant, dans l'espoir insensé, nous aussi, qu'il prononcera les mots qui nous délivreront de notre solitude. Mais contrairement à lui, nous avons le sentiment, parfois, que le miracle a lieu. Que les mots de notre vie sont prononcés. Des phrases se détachent soudain de la page, elles nous nomment. Mieux que nous n'aurions jamais pu l'espérer. Nous avons l'impression, parfois, de rêver, d'être en proie à une hallucination douce : ces mots-là, ce sont ceux de ma vie, de ma propre vie, prononcés comme jamais je n'aurais pu l'imaginer. ils me sont donnés, écrits pour moi, illuminant ce qui attendait de l'être, de leur étrange lumière, qui laisse intact le mystère, qui ne le force pas. "Tu n'expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables" (Paul Claudel, La Ville).
Nous aussi, nous cherchons dans les livres une forme obscure de salut. Et, même si nous n'écrivons pas, nous connaissons intuitivement l'attente dont toute vie d'écrivain est faite : c'est celle qui se joue aussi dans notre vie.
Lorsque nous avons trouvé, dans le livre que nous lisons, la vie que nous y cherchions, la vie intense, aventureuse, saisie dans sa sauvagerie et sa liberté fondamentales, dans sa nudité d'avant le monde (...), nous nous empressons de vouloir l'importer dans notre existence. Nous faisons nôtres ces mots de délivrance, nous les portons à notre bouche, nous les apprenons par cœur : littéralement nous cherchons à en inscrire le principe dans notre cœur, oui, au plus intime de notre être. Nous en espérons un surcroît de force, c'est cela, nous le jurerions, le si peu, le rien qui nous manquait pour vivre enfin à la hauteur de l'espérance.
Parfois nous recopions les mots, la citation (...), sûrs qu'enfin nous allons être définitivement délivrés du spectre de l'approximation, de la tiédeur affreuse qui guette nos vies, de tous les accommodements raisonnables.
Et nous aussi, alors, comme l'écrivain devant son œuvre accomplie, nous connaîtrons la tristesse des mots qui font désirer ce qu'ils ne donnent pas. Qui exacerbent en nous une soif qu'ils ne font que tromper, une soif qui demande à s'étancher ailleurs, là, dans le dru de la vie, dans ce monde qui nous insupporte, qui nous heurte, qui nous épuise. (...)
Nous aussi nous connaissons la tristesse des œuvres qui ne viennent pas. C'est ce qui nous rend si fraternels les grands livres que nous lisons. Nous aussi nous sentons l'œuvre qui passe sur nos vies et nous sommes tristes si souvent de ne pas pouvoir faire le geste de nous en saisir. Il suffirait, nous le sentons, d'un simple écart, d'un arrêt infime, d'un suspens inattendu de la machinerie générale qui emporte nos vies. Qu'elle se grippe, qu'elle se mette à hoqueter, qu'elle dysfonctionne. (...) Nous sommes en attente d'un bouleversement qui nous rapprochera de notre vérité, d'un ébranlement de nos certitudes. Cette attente nous terrifie et cette terreur est à la mesure de notre désir : immense.
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Dans Quand tu étais sous le figuier, Adrien Candiard a cette image si simple pour montrer combien est vain le sentiment de jalousie qui nous prend trop souvent devant les talents d'un autre : celui qui profite d'une belle façade, ce n'est pas le propriétaire de l'immeuble, mais celui qui habite en vis-à-vis.
Je repense à cette image en lisant ces mots d'E. Godo "que j'aimerais avoir écrit". En fait, non : puisque c'est moi, et pas leur auteur, qui en profite.
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Le livre d'Emmanuel Godo est paru aux éditions Salvator. Quelques longueurs parfois, mais au milieu, donc : des perles.
Le livre d'Adrien Candiard est paru au Cerf, et je reviendrai sur ce merveilleux petit livre à d'autres occasions.